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ENTRETIENS de M. Alocco avec…

Entretien Fleurice Würz / Marcel Alocco

(Entretien du 26 mars 2009)

Fleurice Würz : Que pouvez-vous me dire de Fluxus ?

Marcel Alocco : J’ai beaucoup écris sur le sujet, un peu réfléchi, et pour moi il y a trois périodes. La période où se produit le travail réel quand les choses se constituent, période qui précède tous les mouvements, avant que la chose soit nommée. Jusqu’en 1962 c’est la période où les choses sont très confuses en Angleterre, en Allemagne, et même aux USA. À Nice c’est le Théâtre d’Art Total qui tend vers l’esprit Fluxus, encore sans nom, disons qu’il y a une concordance d’intérêts, une communauté d’ascendances en quelque sorte. Fluxus n’existe qu’à partir du moment où Maciunas commence à administrer la chose, surtout en Allemagne parce qu’avant, à New York, même si le nom existait, pour une publication je crois, c’était comme le Tout de Ben, mal défini. Il fallait bien à un moment mettre un nom sur une chose, plus pour matérialiser l’activité que pour définir l’esprit. Tout le monde s’est rassemblé autour de Maciunas parce qu’il a voulu, lui, structurer la chose. À partir de ce moment, il y a une deuxième période, qui est la période de la reconnaissance en quelque sorte de la constitution de liens plus ou moins formalisés. Encore que ces liens n’ont jamais été réellement formalisés, même quand Maciunas fait ses listes. D’ailleurs, il a une façon de voir, mais d’autres en ont d’autres. Dans le diagramme FLUXFEST, il y a 32 personnes considérées comme Fluxus. Il n’y a pas de formalisation absolue à part ses déclarations, et encore il pouvait quinze jours après dire autre chose, car ça dépendait des événements. Disons que le Fluxus proprement dit dure une dizaine d’années, jusqu’en1970-71. Après c’était élaboré. Les gens peuvent continuer à produire, mais il n’y a plus d’apports qui fassent que la définition change. J’avais constaté qu’au moins jusqu’en 1968-69 le mot Fluxus n’apparaissait jamais dans la critique locale. À Nice, on parlait de  Tout, ou de Art Total, c’était indéfini, la zone marginale.

La troisième période commence  au moment où les carrières se forment. On ne construit plus un travail. Et il s’ajoute des gens qui se prétendent Fluxus, mais c’est un autre problème. Donc, pour moi, Fluxus c’est la période qui s’arrête disons vers 1970, et dans laquelle il se passe des choses, il y a des inventions, ça fonctionne d’une manière et ça change, ça part de la musique essentiellement, ça dérive sur tout, même très art plastique pour certains, pour d’autres c’est rien du tout. Jusqu'à l’attitude de George Brecht, qui s’arrête complètement de produire. Déjà au départ, on ne peut pas considérer Fluxus comme un groupe, comme une esthétique, ça n’a rien à voir avec un groupe : Plutôt un mouvement, dans lequel tout bouge tout le temps, y compris les définitions, les gens et les bords. Il y a là des gens qui ont en commun simplement de mettre en cause les pratiques habituelles, et qui essaient de s’exprimer à partir de l’idée – que je crois assez utopique finalement – de pouvoir s’exprimer avec tout.

Fleurice Würz : Pourquoi vous dites Utopique ?

Marcel Alocco : Je dis utopique parce que l’idée de mettre tous les arts ensembles est un vieux mythe. On a toujours eu envie de le faire. Même dans le théâtre grec, il y a des musiciens. On essaie de tout mettre ensemble, mais chaque écriture détermine ses modalités. Dire l’art c’est la vie, c’est facile : mais si c’est « la vie », il n’y a pas d’art – et l’art seul serait sans vie.

Je crois qu’il y a une spécificité : la peinture, c’est la peinture. On peut jouer sur les marges, mais on ne peut pas tout mettre ensemble. Quand on met tout ensemble, on ne sait plus comment l’appeler, on l’appelle Opéra. C’est-à-dire « œuvre », sans désignation précise. Quand Ben dit l’Art Total en faisant son théâtre, il cherche à recréer quelque chose qui est dans la perspective d’une sorte d’opéra. Il n’en a d’ailleurs pas les moyens, et cela ne correspond plus à l’époque.

Je critique ces prises de positions très schématiques. Quand on dit tout est art, c’est l’aboutissement de tout ce bouillonnement, et je pense qu’il n’y a que Ben pour prendre l’expression à la lettre jusqu’au bout. Mais dire tout est art est contradictoire, ou bien la notion d’artiste est vide de sens.

Fleurice Würz : D’ailleurs vous aviez relevé la différence « on peut faire de l’art avec tout ».

Marcel Alocco : Oui, c’est le contraire, l’idée qu’il n’y a pas au départ une matière noble. Au départ rien n’est interdit. C’est d’ailleurs après une discussion avec Arman que je me suis remis à peindre, parce qu’il me disait que la toile c’était fini, que maintenant c’était l’objet. Il vendait « sa marchandise ». À ce moment moi je répondais : « Oui, mais si on peut faire de l’art avec tout – c’était notre « position Fluxus » – pourquoi exclure la peinture, pourquoi seule la peinture serait-elle interdite ? D’où se reposait le problème : Comment fonctionne la peinture ? Comment ça fait sens ? Parce que le problème, c’est ça. Moi, j’ai exclu complètement la notion de beau sur laquelle on avait réfléchi avec Ben, quelques années auparavant, de manière tout à fait puérile. Je dis que la notion de beau n’est pas pertinente, parce qu’elle sous-entendait que je dise « c’est beau » lorsque c’est comme j’attends que ce soit. Alors que ce qui est important, c’est que ça fasse sens. Donc le problème est : « Comment la peinture peut encore faire sens ? » C’est évident qu’on ne peut plus faire la même peinture abstraite, plus la même figuration. Car on était absolu. On disait, « on ne peut plus faire », « on peut toujours ». Le tout est de trouver à faire sens « avec ». La position de George Brecht, que Ben interprétait comme tout est art, c’était en réalité : j’ai des activités, jamais artistiques dans ma tête, mais, a un moment, il y a certaines choses que je mets en exposition. Donc, à un moment, j’ai choisi quelque chose qui fait un peu plus sens pour moi.  « Je sors » ou « J’entre » (Exit, Entrance). Cette notion de sens était tout à fait séparation de l’art d’avec sa définition traditionnelle. L’art est une chose mentale, ramenée au concept. L’important n’est plus seulement la façon dont c’est peint, mais d’abord ce que ça signifie. On se rend compte après, que ça signifie, et que si c’est peint, donc, le problème « peinture » – comment c’est fabriqué – se re-pose quand même. Mais il y avait une époque où le désir était de revenir à cette chose centrale : Je fais sens, donc je crée. Ça pouvait être avec tout : la musique… Les events étaient écrits, c’était toujours sur ce carrefour du concept : comment trouver des moyens pour que le concept soit incarné, matérialisé.

Pour matérialiser le concept, le plus facile est la langue, celle des mots. Ou les langages qui existent déjà : la musique est codifiée, chaque discipline forge ses codes... Mais quand je refuse de faire de « La Musique », en tapant à la hache sur un piano, ou en clouant les touches, c’est aussi une façon de me positionner par rapport à un langage qui existe, incarné dans l’objet piano. Et ça ne fait sens que par rapport au fait qu’un langage existe, qui justifie la présence du piano. Il y a tout un rapport à la tradition qui n’était pas perçu sur le moment par la plupart des gens, qui était peut-être certainement perçu par les gens comme Maciunas : Il était de formation classique, il avait fait un doctorat d’histoire de l’art, il me semble. George Brecht était un chercheur scientifique, il avait une formation scientifique de mathématicien ou chimiste, je ne sais plus trop comment il se définissait, la plupart des gens avaient une culture  qui n’était pas la culture traditionnelle d’Ecole des beaux-arts, je ne pense pas d’ailleurs qu’il y avait des  Fluxmen venus des Ecoles des beaux-arts, sauf aux Etats-Unis peut-être, en musique.

C’est pourquoi Fluxus était beaucoup plus décalé en France, ou en Europe en général, par rapport aux Etats-Unis où les parcours sont plus dérivés. Je veux dire pour Dada, Surréalisme, eux avaient moins l’impression d’être dans une suite ; car nous, dès que l’on faisait quelque chose, on nous disait : vous reprenez dada, vous faites du surréalisme, alors que pas du tout. Ce passage par les Etats-Unis permettait, peut-être, de retrouver l’apport européen, mais par la dérivation. Ça lui avait apporté des choses, comme le Zen avec Cage et Brecht. Mais Filliou et Ben étaient loin d’être Zen.
Le fait que Ben parlait anglais a certainement favorisé la jonction.

Fleurice Würz : Comment étiez-vous au courant des événements Fluxus qui avaient lieu en dehors de Nice ?

Marcel Alocco : Au départ, je ne savais pas que Fluxus existait. Évidemment, j’avais entendu parler de quelques personnages, mais on n’entendait pas parler de Fluxus. Quand Ben nous racontait ce qu’il avait vu à Londres ou que Maciunas allait venir, on ne parlait pas de Fluxus. Il nous parlait de personnes qui faisaient telles et telles choses. Alors, il me parlait de George Brecht qu’il avait vu à New York, et c’était tout le temps à propos des events, et à chaque fois il revenait sur lui, comme étant le plus formidable. Vu et transcrit par Ben, c’était trop paradoxal, ça ne me disait pas grand-chose : disons que ça m’intéressait, mais je n’étais pas convaincu. Ce qui m’intéressait, c’était de faire des propositions plutôt poétiques. En fait je considérais les events plutôt comme des gestes poétiques, des propositions pour éveiller une sorte de résonance dans la tête, plutôt qu’une image. C’est avec George Brecht que j’ai vraiment compris ce qui se passait, et non pas quand Maciunas est venu à Nice : Je l’ai vu une heure, puisque j’étais militaire à l’époque, en permission à Nice. Et le jour où Maciunas est arrivé, je devais partir le soir même pour ma caserne en Bretagne. Je n’ai pas participé, je n’ai pas eu vraiment de rapport au groupe à ce moment. Même quelques jours plus tôt, je ne me serais peut-être pas impliqué, car j’étais militaire, avec des contraintes… Légalement, je ne devais pas quitter l’uniforme, ce que je faisais comme tout les copains – mais de là à m’exhiber dans un spectacle ! Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de rentrer dans la vérité de Fluxus. Je suis resté dans l’idée Bennique de Fluxus. Et en 1965 quand Filliou et Georges (Brecht) sont venus s’installer à Villefranche, Ben m’a dit : « Georges Brecht vient d’arriver, ils sont chez des amis qui leur ont laissé une villa. Tu devrais aller les voir ». Je suis allé les voir avec Ben pour la revue Identités que je publiais à l’époque. Mais, au départ, je n’étais pas convaincu que ce serait publié. J’allais voir. Nous avons passé deux heures à discuter, discussion dont été extraites ces deux grandes pages. Et là j’ai commencé à situer les choses. En tenant dans l’interview des propos que parfois je ne pensais pas, pour essayer de lui faire préciser sa pensée. Quand je lui dis « tout le monde est artiste », je ne le pensais pas du tout. Il y avait une revue de poésie très engagée qui avait comme mot d’ordre que tout le monde est poète. Je le disais pour savoir si, selon les positions que lui prêtait Ben, George allait le dire, et il ne le dit pas vraiment. (…)
Nice, c’est un peu particulier : à cause du Théâtre Total de Ben, qui était théoriquement sur des positions qui pouvaient s’accorder  avec celles de Fluxus, et par le hasard des rencontres, Nice a été le seul lieu où la jonction s’est faite. C’était le seul lieu en France où se soient passé des choses en rapport avec Fluxus.

Fleurice Würz : Oui, car Fluxus n’a pas percé à Paris, pourquoi selon vous ?

Marcel Alocco : Il y a eu des essais pour une ou deux manifestations, mais ça n’a pas marché. À mon avis, c’est parce qu’il n’y avait pas de… travail préparatoire, on arrive et il n’y a personne… À Nice, il y avait les gens autour de Ben, qui étaient…. les « esclaves » : c’est aussi pour ça que Serge (Oldenbourg) et moi ne figurions pas toujours – parce qu’on voulait faire nos trucs. Paris était resté trop proche du Surréalisme peut-être, davantage prêt pour pratiquer le happening, pour l’activité d’un Jean-Jacques Lebel.

Fleurice Würz : C’est vrai que l’on peut voir dans différentes parutions de Serge ou de Ben, qu’il y a une certaine distance entre ces deux artistes.

Marcel Alocco : Serge était un anarchiste surtout, en cela il rejoint un peu les positions de Filliou, et un peu la démarche de Ben en moins structuré, enfin… Ben moins structuré par rapport à l’anarchisme ! Disons qu’Oldenbourg était plus politique, et donc ses actions avaient un côté plus rationalisé. Je dis rationalisé, mais ça ne veut pas dire que c’était très rationnel. Bon, il a au moins essayé d’avoir une cohérence et des objectifs. Ben, c’était la chose pour elle-même, brut.

Fleurice Würz : Comment ça se passait, c’est Ben qui rapportait des événements d’artistes et après vous les réinterprétiez à votre manière ?

Marcel Alocco : Oui, c'est-à-dire que, quand c’était un festival Fluxus, c’était Ben qui organisait. Donc de toute façon, le programme, c’est lui qui le faisait, et nous on s’intégrait ou on ne s’intégrait pas. D’ailleurs le plus souvent on n’intégrait pas vraiment, ça a été très ponctuel. D’ailleurs, le jour où j’ai le plus participé, (mis à part pour « La Table » à Nice en 1966) c’était à Avignon en 1968, parce qu’il se trouve qu’avec Hélène nous avions décidé de passer un week-end là-bas, on y avait des copains, Ernest Pignon et Yvette, André Benedetto. L’équipe de Ben étant restreinte, j’ai participé. Je n’aimais pas interpréter. Je disais que j’ai choisi d’être plasticien parce qu’un peintre se cache derrière ses toiles. Mais on ne s’y cache pas tellement, finalement, on est bien obligé de se montrer. C’est pour ça aussi que l’écriture me plaisait. Mais le théâtre ne m’a jamais tenté, ni le théâtre, ni le cinéma, ce n’est pas ma façon de projeter les choses. Les participations, c’était Ben qui disait que la pièce d’untel devait se dérouler de telle et telle manière. Après on interprétait comme on le pouvait, c’était aussi en fonction du matériel, des circonstances. C’était donc les pièces classiques disons, souvent celles qui avaient été publiées par Maciunas. Celles qui avaient été jouées, et que Ben avait vues et qu’il avait mémorisées en quelque sorte. Et il y avait celles qu’on ajoutait. Erébo en a ajoutés. Je ne sais pas s’il les a jamais toutes écrites d’ailleurs. Bozzi, Serge, et moi, peut-être d’autres, ont ajouté au fonds « classique ». Erébo, lui, faisait les choses une fois. Il ne reprenait pas. À la limite Ben reprenait, je pense que les events étaient conçus à l’origine pour ne pas être repris, pas fixés. Mais comme les concerts se déplaçaient, et qu’entre deux dates ils n’avaient pas le temps de refaire le répertoire (je parle de la première tournée), ils reprenaient des choses. Et Ben pour faire connaître Fluxus reprenait les pièces des copains, il ne pouvait pas faire autrement, c’était devenu une sorte de répertoire (…. )
Je ne m’étiquetais pas Fluxus, bien que j’aie mis le logo, que j’avais transformé, sur la couverture de mon premier catalogue d’exposition. C’était une façon d’être Fluxus tout en étant différent. C’était Fluxus Nice. D’ailleurs, je crois même l’avoir écrit dessous. On ne se sentait pas pris dans un moule. Il y avait une certaine liberté, on pouvait être Fluxus et être autre chose en même temps. C’est du moins ainsi que moi, et je crois Bozzi et Serge, nous l’avons vécu.


Enregistré par Fleurice Würz (Printemps 2009)

“Fluxus à Nice de 1963 à 1968", Master recherches 1, art contemporain, directeur de recherches M. WAT.  (Université de Provence, année 2009-2010)

 

 

 

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